Campagne : le règne des estancias
Nous aurons séjourné trois bonnes semaines à Puerto Consuelo (Port Consolation) dans la très jolie crique de l’estancia Eberhard au paysage serein et dépouillé. Le vent subi durant nos quinze premiers jours était froid et cinglant : venu du Pacifique, il se heurte aux Andes, dévale des glaciers et tombe en williwaws en faisant considérablement chuter la moyenne de 12° de la température estivale.
Les toutes dernières journées que nous venons d’y vivre y sont en revanche plus douces, sans doute parfois caniculaires pour les locaux, lorsque la température diurne s’élève -exceptionnellement - à 15-18°C. LE VENT EST EN EFFET TOMBÉ depuis le 17 février ce qui est un évènement pour l’équipage et pour Alioth qui s’est encore offert un joli dérapage avant d’aller solidement s’amarrer au corps mort d’un pêcheur bien opportunément absent pour quelques semaines.
La personnalité du Capitaine Hermann Eberhard, le fondateur de l’exploitation, et la pérennisation due à ses descendants, font de l’estancia Eberhard (5 200ha de nos jours) une composante majeure de l’histoire de Puerto Natales et de son développement. Pour l’anecdote, c’est Hermann Eberhard qui découvrit, à 8km d’ici, les restes d’un animal qui vécut dans la région il y a quelque 12000 années, le Milodon, un grand herbivore devenu le symbole de la Ville de Natales et du district d’Ultima Esperanza.
Les estancias sont la composante fondamentale de l’organisation paysagère, économique et sociale de la Patagonie, argentine ou chilienne. Celles qui se développèrent dans le secteur d’Ultima Esperanza[1] représentaient une surface totale d’environ 500 000ha avec une moyenne d’un ovin par hectare. Elles furent essentiellement créées par des allemands, des anglais, et des espagnols à la fin du XIXème et au début du XXème en vue de développer un élevage extensif des moutons dont les premières espèces furent importées des Malouines[2] puis de Nouvelle Zélande.
Les ressources en eau étaient un facteur déterminant dans le choix d’implantation des estancias. Un grand hangar construit sur pilotis destiné à la tonte et au traitement de la laine, la maison des maîtres, des équipements collectifs type cuisine, ateliers et logements pour les ouvriers agricoles, de grands enclos destinés à regrouper et sélectionner les moutons caractérisent ces exploitations faites de bois et de tôles galvanisées. L’élevage ovin argentin et chilien, donna naissance à Puerto Natales[3] à deux gros abattoirs et frigorifiques parmi les plus importants des deux pays. Le plus grand d’entre eux, FrigorÍfico Natales, détenu par les grands propriétaires terriens, abattait 300 000 bêtes par an à destination de la Grande Bretagne et ses bâtiments sont une des fiertés historiques de la ville.
A la estancia Eberhard
L’actuelle famille Eberhard, composée des frères Hermann et Rudi et de leur sœur Karin, mais aussi d’une jeune génération représentée par Erick et Carolina Eberhard et de leur petit garçon Rolph, accueille avec beaucoup de courtoisie les voiliers de passage : nous avons l’heureuse surprise de pouvoir faire de l’eau et même du gas-oil au minuscule ponton de l’estancia et de nous voir offrir du mouton grillé à la suite d’un asado généreusement pourvu .
Reconverti dans l’agro-tourisme, Erick Eberhard restaure en effet les voyageurs tandis que sa femme Carolina, ingénieure agronome, travaille dans une entreprise frigorifique et développe, à quelques kilomètres de là, une exploitation de fraises et de groseilles sous serres sur une surface de 5ha.
C’est de cet univers que notre excellent compagnon et équipier Laurent nous a quittés le lundi 13 février, non sans avoir préalablement apporté sa contribution efficace à divers travaux d’entretien et de réparation et participé avec enthousiasme à un programme de découverte des beautés naturelles environnantes, argentines et chiliennes.
Montagne : les Andes argentines et chiliennes
Comptant sur des conditions climatiques plus clémentes, le quatuor Alioth dirige tout d’abord ses pas vers le parc des glaciers argentins. Les départs se font en bus de Puerto Natales, à la mode sud américaine où les petites compagnies de transport se répartissent les destinations et le marché des voyageurs. Après le passage de la frontière à Dorotea (le nom d’une des filles d’Hermann Eberhard), nous traversons les immensités de la pampa sèche, véritable steppe parsemée, sur fonds de montagnes, de quelques nandus (autruches), guanacos, flamants roses et moutons. Dans ce cadre immense et austère, les très rares estancias, tout comme la petite ville d’El Calafate située aux bords du lac Argentino, sont métamorphosées en oasis de verdure par l’irrigation.
Nous séjournons 48h à El Calafate et découvrons les splendeurs du Perito Moreno[4]. Long de 30km et large de 5km, le glacier est, en son épaisseur la plus importante, égal à deux fois et demie la hauteur de la Tour Eiffel. S’il n’est pas le plus grand du secteur, le Perito Moreno est un des très rares glaciers au monde à progresser encore et, au rythme d’une avancée de 2m par jour, le spectacle est garanti ! Lorsqu’en descendant des montagnes, l’énorme serpent gelé atteint la surface du lac Argentino, il se met à flotter. La remontée de la glace produit alors une rupture et un éclatement de la structure du glacier en de multiples arêtes et arcades d’un bleu intense. Sous la pression de la masse, les premiers rangs qui dominent le lac semblent vouloir résister à une chute pourtant irrémédiable en criant « ne poussez pas derrière », mais il est déjà trop tard : des craquements épars suivis d’un grondement sourd envahissent l’espace et dans un fracas invraisemblable des colonnes de 40 à 60m sombrent dans le lac. Epoustouflant !
Le Perito Moreno
Après cette fin de journée inoubliable, nous poursuivons notre périple vers le nord en ralliant le petit village d’El Chalten situé au pied du mont Fitz Roy. Un arrêt à La Leona, au beau milieu de la pampa, nous fait découvrir l’ambiance western d’une auberge historique qui vit passer, entre autres brigands de grand chemin, Butch Kassidy, en compagnie de Sundance Kid et de son épouse Ethel Place qui cherchèrent à se faire oublier là, mais sans succès, entre attaque de banque à Rio Gallegos (Argentine) et fuite espérée vers le Chili.
Deux journées à El Chalten doivent compléter notre séjour argentin. L’une nous mène à proximité du Fitz Roy : la marche est splendide et le paysage exceptionnel mais malgré le beau temps et le grand vent, le sommet ne se départit pas de son épais voile de nuages. Ce n’est qu’à notre redescente à El Chalten que nous l’apercevrons, magistral, en rejoignant le petit chalet restaurant « la Tapera » que nous choisissons en souvenir des bons moments passés chez nos amis Alicia et José-Luis dont la maison porte le même nom.
Petite satisfaction apportée à nos egos français, le Fitz Roy[5] (3405m) est encadré d’un côté des monts Saint-Exupéry et Poincenot et de l’autre des monts Mermoz et Guillaumet. L’alpiniste Poincenot est mort noyé dans un torrent en participant en 1950 à une expédition française partie à l’assaut du Fitz Roy. Quant à l’aviateur Guillaumet, déjà cité par notre ami Armel dans un de ses commentaires, il fut un des meilleurs pilote de l’Aéropostale. En 1950, par suite du mauvais temps, il s’écrasa lors de sa 92ème traversée des Andes avec son Potez 25. Parti à pied et dépourvu d’équipement, il marcha 5 jours et 4 nuits avant d’atteindre un village, exploit que les habitants jugeaient impossible. C’est alors qu’il déclara à Saint Exupéry, venu le chercher : « Ce que j’ai fait, je te le jure, aucune bête ne l’aurait fait ». Son aventure surhumaine inspirera à Saint-Exupéry son roman « Terre des hommes ».
Pour revenir à notre modeste expédition, le temps du lendemain s’avérant exécrable, nous renonçons à notre marche vers le mont Torre et retournons plus tôt que prévu vers El Calafate aux conditions météorologiques plus souriantes.
Après un bref retour sur Alioth pour vérifier le mouillage et prendre le temps de saluer Resolute qui lève l’ancre pour Valdivia, nous partons pour quelques jours, côté chilien, dans le parc national del Paine. Logés au refuge de las Torres, nous entamons sous un beau soleil une marche un peu éprouvante qui nous mènera tous les quatre, chacun à son rythme, face aux superbes Torres del Paine. Le lendemain est marqué par la diversité des conditions physiques de l’équipe : Dominique et Laurent partent pour trois jours, vers le refuge de los Cuernos, sur l’autre face des Torres del Paine, tandis que Christiane et Luc restent au premier refuge pour un programme plus modeste. Outre les beautés des paysages, les vents de plus de 100km/h et les pluies diluviennes qui accompagnèrent leur première nuit sous la tente resteront sans doute, pour nos deux grands marcheurs, un souvenir mémorable ainsi qu’une chute très solidaire dans un torrent qui les fera revenir dans un état d’humidité inattendu.
Las Torres del Paine
Dominique et Laurent sur le départ
Campagne : un week-end équestre
Notre dernier week-end à Puerto Consuelo est placé sous le signe de l’équitation avec des pensées toute particulières pour Hubert, notre récent équipier, par ailleurs cavalier émérite. Le cheval, introduit par les colons, fait intimement partie de la culture patagonienne et fut longtemps le seul « véhicule » à pouvoir parcourir l’immensité de la pampa. Le samedi 18, qui fut la plus belle journée de notre séjour, sera consacré à une promenade à cheval sur le domaine de l’estancia sous la houlette de Carolina et de Karin Eberhard : c’est une grande première pour le team et une belle chevauchée à dos des juments Sofia, Dorotea et Valerosa qui ont su se montrer dociles. Dominique, le spécialiste des réglages, a réussi à s’offrir un petit coup de gite à tribord : rien à voir avec l’arrivée d’un williwaw mais avec les rondeurs de Sofia, difficilement compatibles, semble-t-il, avec une bonne tenue de la selle.
Dimanche, nous avons en compagnie de Dina, notre chauffeure attitrée, et de sa famille, assisté à un spectacle très étonnant de Jineteadas. Il s’agit, à une dizaine de kilomètres de là sur un terrain dédié et perdu dans l’infini de la pampa, de compétitions équestres qui, une fois par an, en février, réunissent des représentants de l’Argentine, du Brésil, du Chili et de l’Uruguay. Rien à voir avec le déroulement policé de notre tiercé hexagonal : chaque compétiteur se voit à tour de rôle attribuer un cheval. Celui-ci une fois attaché, la tête bloquée le long d’un poteau (ce qui peut prendre un certain temps), se voit monté par le cavalier désigné (les plus hardis montent à cru), et lorsque cavalier, préparateurs et jury (lui-même à cheval) sont prêts (ce qui peut prendre à nouveau un certain temps, certains se trouvant désarçonnés avant même le signal de départ) le coup d’envoi est donné : le cavalier cravache sévèrement sa monture d’une main tandis qu’il tente de rester en selle en tenant les rênes de l’autre. Un peu rude pour le cheval, mais éminemment spectaculaire et profondément ancré dans la culture de la pampa. Le spectacle est aussi autour du terrain : les silhouettes, les habits, les attitudes révèlent un univers muy tipico que nous sommes heureux d’avoir eu la chance de découvrir.
Ambiance gauchos aux Jineteadas
En ville
Le 23 février, après un long périple Le Havre-Paris-Santiago-Punta Arenas-Puerto Natales, arrivent nos amis Gérard et Fred avec lesquels nous nous réjouissons de poursuivre le voyage. Nous utilisons ce temps de transition pour effectuer quelques travaux, réparations et entretiens mais aussi pour profiter de l’environnement ambiant. Nous aimons Puerto Natales pour les services qu’elle nous procure mais aussi pour son ambiance de ville du bout du monde, ses maisons traditionnelles et son adaptation touchante à un marché émergent du tourisme fait d’une clientèle motivée de voyageurs et de trekkeurs.
Comme à chaque escale, nous prenons rapidement nos habitudes : la bonne boulangerie, le point internet (bravo à l’hôtel Natales pour la qualité de sa connexion !), la laverie tenue par un couple d’écossais-canadiens, la petite hôtellerie qui nous donne accès à ses douches, le supermarché local loin d’être aussi dépourvu qu’annoncé etc. Dina, citée plus haut, assure nos aller et retours réguliers entre Puerto Deseado et Puerto Natales avec une ponctualité et une gentillesse sans limite. Une petite soirée sur Alioth réunissant Dina et son mari et des membres de la famille Eberhard permet d’écluser les dernières bouteilles de champagne du bord et d’entonner en chœur l’hymne chilien -plus poétique que notre chant guerrier- : un moment que Laurent aurait hautement apprécié de vivre ! Mercredi soir nous sommes invités à dîner chez Karin et son amie Ximene : ce sont toujours des moments très appréciables et enrichissants que ceux que nous pouvons partager avec les amis de rencontre.
Côté mer
Abrazo, le bateau américain de Richard, rencontré précédemment à Puerto Williams, a rejoint Puerto Consuelo. Ce matin nous sommes allés conforter son mouillage car c’était à son tour de déraper sur le fond. L’équipage de Richard et de Victor est le fruit d’une rencontre étonnante : Victor a perdu tous ses biens –maison, bateau et voiture- dans le tremblement de terre chilien de 2010 tandis qu’Abrazo était un des seuls bateaux rescapés de la marina qui faisait face à la maison de Victor. Associant l’infortune de l’un à la fortune de l’autre, ils sont tous deux partis à bord d’Abrazo pour faire un bout de route ensemble.
Fin de saison
Notre départ pour Puerto Montt est prévu le vendredi 24 février au matin. La route est longue -900 milles dans les canaux- mais, bonne nouvelle, le vent s’annonce au sud pour les premiers jours. Pourvu que ça dure ! Notre risque majeur est de nous voir bloqués par des vents de nord à l’entrée du golfe des Peines ouvert sur le Pacifique (pas si fique que cela… mais bien mal nommé par Magellan qui découvrit l’océan un jour de grand beau temps). Il nous faut arriver à Puerto Montt pour le 13 mars compte tenu des dates de retour respectives vers la France de Frederick et Gérard (14 mars), puis de Dominique (16 mars) pour participation à l’assemblée générale de la FF Voile. Christiane et Luc projettent de leur côté un retour pour le début avril.
Tout ceci est un peu long mais il se passe tant de choses dans cet espace immobile… et tant de situations inédites :
Dominique reviendra-t-il en France en compagnie du chien de Dina ?
Bien amicalement à tous avec une pensée toute particulière de Christiane et Luc pour Mony, leur amie chileno-havraise.
Le team Alioth
PS1 : Des photos sur le passage du Cap Horn ont été ajoutées à l’album S3 – 4 – Au sud du sud avec tous nos remerciements à Franck pour les photos qu’il a bien voulu prendre de Resolute. Et si certains ont envie de vivre une année au Cap Horn, ils peuvent suivre le lien qu’a eu la bonne idée de nous communiquer Nicolas du service des phares et balises du Cotentin :
PS2 – Les photos concernant le présent article se situent sur l’album S3-6 – Puerto Natales et une vidéo sur les Jineteadas a été mise en ligne sur Facebook (compte Tincelin-Alioth).
[1] Le district d’Ultima Esperanza fut ainsi dénommé par le capitaine espagnol Juan Ladrilleros, premier européen à accéder à cette zone (1558), dans ses recherches désespérées d’un accès au détroit de Magellan.
[2] Les Iles malouines, Islas Malvinas, font l’objet d’une guerre de communication : sur les cartes, aux postes frontière, elles sont délibérément affichées propriété argentine.
[3] Ainsi dénommée car la rivière Natales qui longe la ville fut découverte un 24 décembre.
[4] Perito Moreno est un grand explorateur et savant argentin très populaire dans son pays. Il consacra sa vie à la science et à l’éducation mais aussi à la pacification entre Argentine et Chili en proposant une frontière géographique raisonnée entre les deux pays.
[5] Fitz Roy, tout d’abord en qualité de second, puis de capitaine, navigua à bord de HMS Beagle (1826-1830), le bateau qui découvrit la célèbre voie maritime et qui porte son nom.