L’air est collant, la moiteur toute tropicale, le soleil violent sur la peau tout juste débarquée de Normandie. Départ de Deshaies, petit port de Basse terre ou nous sommes restés une nuit au mouillage, soirée crabe farci au dessus de la baie très calme, Christiane, Luc et Dominique détendus, à la veille du départ pour une quinzaine de jours de traversée vers les Açores. Passée la joie des retrouvailles j’ai découvert entre Pointe à Pitre et Basse terre la désagréable nausée léthargique du dénommé mal de mer. …
J’ai rejoint les amis navigateurs il y a deux jours à Pointe à Pitre. Alioth est fin paré après la réparation du pilote et de la cuisinière qui défaillait. Je ne sais à quoi m’attendre, n’ai jamais navigué que sur un cargo. Entre sommeil coriace et accoutumance à la vie du bateau je m’initie au déséquilibre et au vocabulaire des voiles, des cordages et des corps, reconnaissante aux trois équipiers pour la patience et la sollicitude qu’ils réservent à la terrienne débarquée fatiguée sur leur grand voilier.
Border, aborder, larguer, choquer, hisser, affaler, je m’affale sous l’effet soporifique du mal de mer lofer, lover, je l’aime celui là, lover les bouts, bout au vent et vent debout, arrimée à la proue, irriguer, harangueur , non là je m’égare. Prendre un ris, une risée, pas encore cela viendra, grand voile, haubans, winches, spi, trinquette, c’est pas l’homme qui prend la mer c’est la mer … chanta l’homme ivre et désespéré, abattre, tirer des bords, foc, fog, glisser, se retenir in extremis, toujours une main pour soi, une main pour le bateau me disent les amis, j’apprends à me servir de celle ci au plus vite, drisse, écoute, border l’écoute…
Border l’écoute ! Ok, je la borde.
Je suis accueillie par un équipage bien rodé aux imprévus de cet environnement organique pour le moins instable qui me semble toujours aussi étrange, posé en lisière des astres et de l’orange bleue qui héberge nos vies minuscules à deux pattes. Au près de l’infini cosmos.
Deux pattes. C’est insuffisant sur le petit bateau qui gîte. Point de tempête ni même de gros temps, simplement l’angle de l’habituel horizontal varie de seconde en secondes, et je n’ai pas encore intégré le différentiel.
Il en faut davantage pour se déplacer du cockpit au carré, de la cuisine au tableau de bord, de l’avant à l’arrière, de bâbord à tribord, il en faut quatre, c’est moins qu’une araignée ou qu’une pieuvre mais autant qu’un gibbon, donc deux pattes et deux bras le plus long possible, aux doigts agrippant et solides, pour : suivre la vague, le roulis, le choc possible, tanguer, amortir, passer le poids d’une jambe à l’autre, passer le plat d’un convive à l’autre ou le verre sans le verser, boire dans le verre sans soi même verser, choquer un bout sans perdre pied, passer le fil dans le chat d’une aiguille sous le vent sous la grand voile en réparation…
De ma cabine située à l’arrière, le bateau de nuit se répand en bruits intimes, intérieurs, gémissements, cliquetis, flux de l’eau, bouillonnements, bulles, grincement d’un bout choqué et roulement de winch, petite mélodie sifflotante infatigable de l’éolienne tout à l’arrière, caresse opaque de la vague juste derrière ma couchette. Parfois selon la mer et le vent, des chocs viennent interrompre l’écho primitif d’un état fœtal, le ronron d’un roulis berceur, le flottement de l’esprit avant le sommeil, et là c’est Beyrouth! C'est-à-dire coque d’alu contre montagnes de flotte, masse devenue dure et brutale, ça sonne comme mines qui sauteraient devant au hasard dans une ville déserte.
Le jour revenu, ces rencontres entre le petit bateau et le corps de l’obscurité marine perdent leur inquiétude archaïque. Le jour revenu toujours réapparaissent les trois navigateurs et leur sérénité indéfectible, les petits déjeuners
Le jour revenu j’apprends à tenir debout avec mes quatre pattes.
Le souvenir du cargo sur lequel j’ai embarqué 3 mois s’estompe peu à peu, à mesure que le corps fait corps avec le voilier. Le porte-conteneurs ne connait pas les sensualités ni les saute d’humeurs du petit bateau, ni sa légèreté ni ses à coups explosifs, ni sa vulnérabilité ni sa paisible poésie. Mais tous les deux doivent s’incliner et se ployer aux accords de l’air et de l’eau, sans casser, tous les deux doivent suivre les mouvements de la mer, devenir la vague.
Hier encore, beau moment tout en légèreté, quand s’est installé un vent arrière, qui nous a permis de hisser le spi, ronde voile bleue donnant au petit bateau un air de fête. La nuit mouillée est sans étoile, sans direction autre que les écrans, sans profondeur, l’immensité se réduit à un espace borné de rien d’où peut surgir n’importe quel bateau non repérable, voire tout autre fantasme. Jamais je n’entends une plainte des trois marins du bord. Comme les vagues, imperturbables, ils continuent de confier leur fatigue et leur éventuel découragement au vent et savent qu’ici se déroule un scénario qui ne repose que sur eux et sur les caprices du ciel.
Le jour donc s’est levé sous le gris, sous une eau rafraîchie et sur une mer en noir et blanc. Même les poissons volants se planquent.
En début d’après midi le bleu était de retour, mer belle ciel dégagé nous avons salué un petit voilier de 10m qui croisait à quelques centaine de mètres pendant qu’un cargo découpait sa silhouette à tribord, soudain nous n’étions plus seuls, il y avait foule sur cette mer. Longtemps nous avons regardé l’autre voile blanche, je suppose que longtemps sur l’autre bord les voyageurs ont fait de même, liés par la même conscience de nos fragilités réciproques dans cet infini qui peut t’avaler ou te délivrer ses splendeurs, liés en silence par la joie de voir l’autre exister aussi. Inatteignable certes mais là dans les mêmes vagues.
Je suis de quart maintenant, remerciant Luc de me laisser une heure seule à veiller sur les écrans, nous sommes à 580 milles de Flores, belle île des Açores que nous devrions atteindre d’ici quatre jours ; nous sommes partis de la Guadeloupe il y a une dizaine de jours, Christiane me dira précisément quand, ici plus encore qu’à terre je perds le compte du temps.
Je retrouve les constellations et les masses fluorescentes du plancton qui glissent le long de la coque, trainant derrière des masses médusées. La nuit borde ses étoiles, parfois l’une se défile au dessus, parfois une autre tombe dans l’horizon noir. Être seule en mer sous la nuit étoilée, s’oublier dans la contemplation est une grâce dont on se remet avec lenteur.
Depuis ces dix jours Luc tend ses lignes à l’arrière du bateau, en vain, Christiane prépare de véritables festins sans autre poisson que celui fumé acheté aux Antilles.
Ce soir soudain le fil s’est tendu, rapidement Dominique a enroulé le solent pendant que Luc enroulait sa ligne et remontait un sillage délicat, puis un aileron vif argent bleuté découpant l’eau sans une écume, une bête se précisait, élégante, bleue, longue, fine, les deux frères ont remonté un espadon magnifique de deux mètres, qui n’en voulait pas de cet air, de ce bateau, de cette mort.
Perdant son sang il a perdu son bleu, un bleu roi sans hésitation qui s’est transformé en gris anthracite métallique, seul l’œil vert océan du poisson a conservé sa couleur et sa brillance, j’ai pensé que les poissons mourraient les yeux ouverts, comme Zénon dans L’œuvre au noir, mais ce fut une pensée bien étrange à l’arrière du petit bateau, près de Christiane silencieuse, manifestement bouleversée par la mort en direct de cette prise qui donne à Luc seul un sourire épanoui. Plus tard, après la photo, après le découpage, nous partagerons un repas sans ogm, sans trace d’élevage de quelque forme que ce soit, en sushi et en grillade. Nous mangerons de l’espadon cru cuit frit en salade et à satiété jusqu’à notre arrivée à Florès. Nous en offrirons à l’équipage d’un catamaran en panne de gasoil en pleine mer un après midi sans vent. Gardant en tête l’œil plein d’océan qui nous regarda longuement avant de se fixer.
Mais qu’il était beau vivant.
Christiane vient de prendre son quart, la nuit est calme, je fais le point, l’inscris sur une carte, hésitant toujours un peu entre latitude et longitude, c’est idiot, récurrent, faire le point demande un long entraînement, d’autant qu’il change sans cesse. Une fois de plus, l’amie navigatrice me resitue les axes appropriés.
Enfin je la laisse sous le ciel, un de ces dômes qui nous fait croire que la paix existe sur cette planète. Que la profondeur de l’un se fait reflet de l’autre.
Après quelques jours de jeu d’esquive avec l’anticyclone des Açores, nous voilà à 400 milles de Florès, la première île où nous souhaitons mouiller trois jours, la plus à l’ouest de l’archipel. Vent de 13 nœuds, Alioth vogue à 7 nœuds. Tout est bleu de nouveau, enfuis les cauchemars des premiers jours, le gâteau d’anniversaire de Christiane concocté avec soin par Dominique augure d’une soirée très douce, je vais donc illico préparer de l’espadon à la créole, selon une recette de la cuistote qui fête aujourd’hui un âge de cachalote ! Il me semble que le cachalot est le comble de la classe comme animal totem pour la grande dame qui à la fois tient ce blog à jour depuis huit ans, tient avec les deux frères la barre du grand voilier de jour comme de nuit, par tous les temps, tient le bleu du cordon culinaire en toutes circonstances, tient la bonne humeur à jour tel un cap existentiel, tient une bibliothèque à disposition des hôtes du bord, dans laquelle je viens de piocher un bijou d’intelligence, de colère, de sensibilité et d’incitation à l’action écrit par Alice Ferney qui fait dire à un certain Magnus Wallace: avant de revenir dans la chambre de mon enfance, dans la maison de ma mère à K, j’ai vu le monde. J’ai couru les océans sans loi, ces pâturages liquides pour lesquels je n’étais pas fabriqué. Je ne m’y trompais pas, l’homme appartient à la terre, les eaux vivantes n’ont pas besoin de lui. J’avais pourtant besoin d’elles, comme on désire l’éternité au lieu de la mort, le ciel au lieu de l’enfermement, et sentir au lieu de penser…
La suite est splendide, lumineuse, généreuse, sauvage et… révoltante comme le sort fait aux espèces vivantes aujourd’hui par notre civilisation si globalement assassine.
Cette nuit j’ai pris mon premier quart en solo, étrangement le vent tombé à 10 nœuds depuis quelques jours a terminé sa chute au lever du jour, me laissant fort désemparée sur le petit bateau flottant immobile, à chercher un souffle autour à insuffler aux voiles. Seule une houle ample et quelques poissons volants dans la lumière fragile m’ont confirmé l’inanité de ma quête. Point de vent, point de souffle, juste une infime brise annonciatrice d’une matinée paisible, et n’étant ni fille d’Eole ni sirène, je n’ai su qu’attendre le capitaine Dominique qui à 6 heures, aussitôt levé a mis le moteur en marche, histoire de remettre un sillage à l’arrière du grand voilier.
Deux jours plus tard se profile l’archipel par la lueur d’un phare et celle plus féroce de chaluts éclairés. Christiane m’indique les codes de repérages de la position des bateaux de nuit par leur couleur : rouge sur rouge , rien ne bouge, vert sur vert tout est clair, on dirait une ritournelle, suis pas certaine que les chaluts aient le sens chromatique avisé. Mais bientôt la terre, ses lacs intérieurs, ses fleurs ses oiseaux, ses hommes et ses volcans éteints…
… Les voix des sirènes