Nous partons de Mar Del Plata à 12h 30 le lundi 21 novembre. Le temps est brumeux et la drague « Mendoza », déjà croisée la veille, nous salue amicalement d’un coup de sirène. L’après-midi se passe au près, sous grand voile et solent, dans une mer passablement agitée. La nuit, le vent tombe et, sous gennaker, nous progressons à petite vitesse vers notre objectif : la Caleta Horno qui, au nord du grand golfe San Jorge, est réputée offrir le meilleur abri de toute la côte. Le calendrier et les impératifs météo nous poussent en revanche à abandonner le projet d’une halte à la Péninsule Valdès haut lieu des baleines, des phoques et des dauphins.
Le mardi fait partie de ces journées que tout plaisancier rêve de vivre en mer : vent portant et constant, spinnaker, large soleil, ballets de dauphins, douceur de la température. Nous profitons intensément de ces conditions qui s’évanouiront irrémédiablement sous la pression de notre descente vers le Sud. La journée se conclut dans une ambiance particulièrement enthousiaste où se mêlent plaisir partagé du programme, joies de la navigation du jour, satisfaction d’un bateau si parfaitement opérationnel et bien d’autres sujets encore. Un dîner de gala marque les festivités du passage des 40° Sud (rapidement suivies du franchissement des 60° Ouest) accompagnées d’un San Huberto, le cru argentin naturellement devenu le favori du bord en hommage à notre jeune équipier.
La nuit même, le quart de 22h à 01h se passe sous vent de nord-ouest de 15 nœuds mais peu de temps après, un orage éclate. Le vent monté à 40-45 nœuds impose de réduire rapidement la voilure. La mer est très désordonnée et les vagues balaient le pont et le cockpit avec violence. Luc est à la barre, Dominique installe l’ORC sur la plage avant et Christiane, aux drisses et écoutes, effectue un brutal vol plané arrière en bordant l’écoute de GV (effet classique du bout qui vient plus vite qu’on ne l’attendait…). Heureusement, Elisabeth est prête à prendre la relève car l’omoplate fracturée à l’occasion de la chute est un peu disqualifiante, et pour quelques semaines, pour la manœuvre. A partir de là nous prendrons l'habitude de naviguer en conservant l'ORC hissé lorsque nous naviguons sous solent : un coup d'enrouleur et le triangle avant se trouve immédiatement réduit et opérationnel.
Globalement les vents sont ici très instables, tant en force qu’en direction, et souvent bien éloignés des prévisions météo. On est ainsi sous GV et solent, le vent monte à 25 nœuds, on réduit mais à peine la manœuvre terminée, le vent chute à 10 nœuds. On enchaîne en relâchant le ris mais aussitôt le vent repart et il faut à nouveau réduire. Ou bien le vent passe subitement de 10 à 120° pour évoluer ensuite vers l’ouest et revenir de secteur nord, le tout conjugué avec les variations de force précitées.
Jeudi, le vent annoncé n’est pas au rendez-vous mais nous sommes fascinés par l’orchestration de vols d’oiseaux auxquels s’invitent « nos » premiers albatros. Premier poisson aussi puisque les pêcheurs du bord -Luc et Hubert- retirent de leurs lignes… un gros calamar qui sera prétexte à un pompeux risotto aux fruits de mer. Les journées sont agréablement longues : lever du soleil à partir de 5h et coucher vers 21h. En revanche, la température fraîchit au fur et à mesure de notre descente et polaires et équipements en goretex ont fait leur apparition sur le pont.
Nous arrivons le vendredi 25 novembre à 18h à la Caleta Horno après une difficile navigation au près sous deux ris et ORC. L’entrée est étroite et nos amis de « Pégase » nous accueillent à la VHF. Ils attendent le vent du Nord depuis trois jours et repartiront de bonne heure le lendemain matin.
La journée de samedi, tous les ateliers sont ouverts pour une journée de travail intense avec l’espoir de pouvoir repartir le jour-même : couture car les voiles ont souffert (merci Marie-Ange et Thibaut pour la machine à coudre très efficace !), nettoyage complet du puits de chaîne et de son évacuation, accastillage, vérification en plongée de l’hélice du moteur…
La caleta est superbement aride et escarpée. A la rencontre de deux monstres d’austérité, l’Atlantique sud à l’Est et la pampa sèche à l’Ouest, nous déjeunerons dans le cockpit dans l’exclusivité d’un décor hors du commun.
Le soir, nous sommes vraiment fiers de nous : on a fait « tout, tout de la to do » et décision est prise de partir avant la nuit. En période d’apprentissage des amarrages du Sud, il nous faut ramener à bord les 200m de bout qui consolident sur deux enrochements les positions de notre mouillage. Hubert, chargé de la mission, revient vaillamment avec 100m de bout sur son étroit kayak gonflable, les autres 100m pouvant se larguer directement du bateau. Il faut par ailleurs rehisser le solent, réparé durant la journée, mais lors de l’opération le « messager » casse et le solent est hors jeu pour la suite de la partie : nous devrons impérativement nous arrêter à Puerto Deseado.
Reste à relever l’ancre. Ce qui procède habituellement de la formalité, frôle ce soir là la catastrophe : le guindeau nous lâche alors que nos amarres à terre sont bien sûr larguées. Il faut remonter l’ancre… à la force des bras et au risque des mains dans un couloir étroit où la mer est au plus bas et où les rochers au plus proche. L’ancre résiste longuement mais dérape enfin ce qui rend l’opération possible. Ouf ! Il faut avouer que chacun a vécu un vrai moment de stress et que la remontée du mouillage a nécessité un effort physique intense. Il est près de minuit lorsque nous pouvons respirer de soulagement en mer sur des vagues dont les incroyables fluorescences semblent se faire le reflet des étoiles. C’est le moment de se réconforter d’une solide platée de spaghettis et de tirer un grand coup de chapeau à nos deux équipiers, Elisabeth et Hubert, qui ont plus que jamais donné au cours de cette journée harassante.
La distance pour Puerto Deseado est réduite (165 milles) et nous y parvenons le lundi au petit matin. « Nos » premiers manchots nous saluent en nombre sur la rive sud de la rivière et nous sommes encore ignorants des nouvelles aventures qui nous attendent dans ce port perdu de la côte argentine.
Hasta pronto !
PS : les photos correspondant à cet article sont enregistrées sur l'album S3 - 3 : de Buenos Aires à Puerto Deseado