Rio de Janeiro,
Correspondance
Il ignore sans doute qu’il tient dans ses mains le symbole de la reconquête. Le jeune soldat inconnu, membre du CORE, les forces spéciales de l’état de Rio de Janeiro, prend position sur les hauteurs du Morro do Alemão. Fusil toujours en bandoulière, il sort de sa poche un morceau de tissu, le déroule et l’amarre comme il peut à un tube en plastique. Dans le ciel sans nuage de Rio de Janeiro, le drapeau du Brésil se met alors à flotter fièrement au-dessus de la favela du Complexo do Alemão, un des principaux repaires des narcotrafiquants, longtemps considéré comme une sentinelle imprenable par les autorités. C’est le symbole de la « liberté retrouvée », écrit le journal O Globo dans son édition de lundi. La devise du pays n’est alors plus totalement hors sujet : « Ordem e progresso » (ordre et progrès) peut-on lire sur le célèbre drapeau jaune et vert. « Après presque trente ans de chaos, il était temps de rétablir l’ordre dans les favelas », résumait dimanche, José Mariano Beltrame, le chef de la sécurité publique qui pouvait savourer l’une de ses plus belles prises : la forteresse du Complexo do Alemão.
Pour reprendre le contrôle d’un territoire depuis longtemps aux mains des trafiquants, il a fallu la participation de plus de 2 500 policiers : parachutistes, fusiliers marins et troupes de choc de la police appuyés par des blindés et des hélicoptères. Dimanche matin, après un dernier ultimatum, la plus grande opération de sécurité jamais menée à Rio de Janeiro s’est élancée dans ce labyrinthe aux ruelles cabossées et aux pièges multiples. Des échanges de tirs se produisent mais ils demeurent isolés. Face à la démonstration de force policière, les 600 narcotrafiquants ne luttent pas longtemps. Ils se cachent, fuient –certains par des conduits d’égouts- pendant que d’autres (130 selon les autorités) finissaient dans les mailles du filet, menottes aux poignets. A l’image de Felicio da Souza, dit Zeu, qui faisait partie des meurtriers de Tim Lopes, journaliste brésilien sauvagement assassiné par les trafiquants, en 2002.
Les habitants de cette cité longtemps interdite observent le déroulement des opérations dans les ruelles adjacentes avec un certain soulagement. Un œil sur le poste de télé, un autre sur les véhicules de police qui embarquent des grappes de trafiquants présumés, des adolescents pour la plupart, souvent tatoués et apeurés. Sous la chaleur du soleil carioca, Rita, 54 ans, qui ne cesse de manipuler son chapelet comme pour évacuer la tension, retient son souffle. « J’espère que ça ne va pas se finir dans un bain de sang. Il faut que les bandits se rendent et qu’on retrouve la paix. On ne peut plus vivre dans ces conditions », soupire-t-elle. Les prières de Rita seront entendues. Aucun mort n’est à déplorer dans cette opération considérée comme « exemplaire ». Le drapeau brésilien est hissé en haut du Morro et la Police peut alors ratisser la favela à la recherche des armes et de la drogue. L’opération « peigne fin » débute. Plusieurs tonnes d’herbes, de cocaïnes et de cracks sont retrouvées et exposées aux caméras de télévision. La phase de pacification peut débuter. « Maintenant, c'est un travail de patience. Nous allons continuer de fouiller maison par maison. Il n'y aura pas un seul endroit qui ne sera pas vérifié », détaille le commandant de la PM (Police Militaire), Mario Sergio Duarte, soulagé d’avoir remporté la deuxième bataille, celle de la confirmation.
Car avant de s’attaquer au Complexo do Alemão, le fief présumé imprenable du Comando Vermelho, la police avait entamé son opération de nettoyage dans la favela voisine, celle de Vila Cruzeiro. Avec le soutien d’une demi-douzaine de blindés, 400 hommes, dont les policiers du BOPE (les forces spéciales réputées hyper entraînés et incorruptibles) avaient pénétré, jeudi dernier, dans la Vila Cruzeiro. Sous les applaudissements de la foule, « comme lors du débarquement des alliés en Normandie », dixit la presse brésilienne, ils ont nettoyé la favela, également connue pour avoir abrité les premiers pas du footballeur brésilien Adriano. Armés de M-16, de lance-roquettes ou de fusil 7,62, les forces de l’ordre ont repoussé, en direct à la télévision, plus de 200 bandits, obligés de fuir, d’abandonner leur butin (des armes et des tonnes de drogues) pour se réfugier dans la favela du Complexo do Alemão.
Pourtant habitués à cohabiter avec la violence, les Cariocas se disent alors terrifiés devant ce qui ressemble à une guerre civile. Dans toutes les « lanchonettes » de la ville, les postes de télé diffusent en continue des images aériennes de véhicules en flamme et de fusillades entre policiers et bandits. « On se croirait à Bagdad », souffle l’un deux. « Moi je n’ose plus sortir de chez moi, j’ai peur », déplore Isabela, hypnotisée par les images transmettant « ao vivo » la spectaculaire invasion de la Vila Cruzeiro par les forces de l’ordre. « C’est triste de voir ses images de guerre dans une ville qui va accueillir bientôt la Coupe du Monde et les JO, mais en même temps je suis content car ça prouve que les choses bougent. Il faut en finir avec cette vermine », annonce Marcelo, dont la vindicte résume bien le sentiment général.
Comme lui, la population, longtemps soumise à la loi du silence exigée par les trafiquants, a désormais choisi son camp. Il n’est plus question de couvrir les agissements des trafiquants. Le service « Disque Denuncia » a ainsi battu des records cette semaine. Jeudi, le standard téléphonique a même explosé (1500 appels) et les habitants ont livré des informations essentielles à la Police. « Les Cariocas ont été exemplaires et ont tenu un rôle primordial dans ces succès », s’est félicité le Gouverneur de l’Etat de Rio de Janeiro, Sergio Cabral. « On a besoin de la Police et eux ont besoin de nous, balbutie une habitante de la Vila Cruzeiro. Il fallait faire le ménage, ça devenait invivable. On voyait de plus en plus de bandits débarquer chez nous. »
Cette recrudescence est sans doute liée au succès des UPPs (Union de la Police Pacificatrice) qui ont été lancés il y a deux ans. Ce programme, initié par le Président Lula, a plutôt bien fonctionné dans les favelas à taille humaine. Près d’une quinzaine de ces bidonvilles à flanc de colline a ainsi pu être désarmée et nettoyée, au grand soulagement d’une population longtemps prise en otage par les trafiquants. Mais, revers de la médaille, la plupart des bannis sont venus gonfler le contingent de trafiquants des grosses favelas, comme la Rocinha (250 00 habitants) ou le Complexo do Alemão (150 000 habitants). C’est là que la rébellion s’est organisée et qu’un improbable rapprochement entre les deux factions jadis ennemies, le Comando Vermelho et les ADA (Amigos dos Amigos) s’est opéré récemment. Leur objectif consistait à se rassembler pour semer la terreur et persuader les autorités de stopper la pacification de leur « morro » (colline). Ils ont ainsi mitraillé des postes de police et incendié une centaine de véhicules, principalement dans la zone nord de rio de Janeiro.
C’est à partir de cet instant que la Police a déclenché son « opération karcher ». D’abord dans la Vila Cruzeiro, puis dans le Complexo do Alemão. Désormais en partie contrôlées, à défaut d’être pacifiées, ces favelas vont être occupées jusqu’à ce que les UPPs soient mise en place. Mais de l’autre côté de la ville, dans la zone sud, la riposte se prépare : à Vidigal, près du quartier chic de Leblon, mais surtout dans l’immense favela de la Rocinha, la plus grande du continent sud-américain. Les trafiquants en fuite seraient très nombreux, et particulièrement bien préparés dans ce méga-bidonville de 250 000 habitants. Ça n’inquiète pas forcément Beltrame, le chef de la sécurité publique : « Si nous avons vaincu le cœur du mal (le complexo do Alemão), nous vaincrons Vidigal et la Rocinha ! » Face aux narcotrafiquants, Rio a gagné plusieurs batailles mais pas encore la guerre…
Eric Frosio