Ce samedi 3 décembre à 13h, le moteur est réparé (tout du moins partiellement car une dernière pièce de l’inverseur, elle-même apparemment victime d’un défaut de fabrication, resterait à changer ultérieurement). Pour notre plus grand plaisir, Elisabeth et Hubert confirment leur envie de poursuivre l’aventure et nous partons tous les cinq de Puerto Deseado vers 15h en longeant l’île des Pingouins que nous n’aurons, pas plus que la réserve ornithologique de la Ria Deseado, eu le temps de visiter. Nous nous contenterons donc des photos des pingouins à panache jaune et de celles des cormorans aux plumes grises et aux bec et pattes vermillon d’une classe incontestablement supérieure à celle de leurs lointains cousins des côtes bretonnes et normandes.
Le temps est brumeux et nous comptons profiter des derniers jours de l’anticyclone qui règne sur le Sud. Un flou cotonneux efface l’horizon et mer et ciel fusionnent dans l’immensément gris. Au cours de la nuit, les étoiles reprennent place alors que nous sommes mollement malmenés par des vents erratiques. Encore faut-il considérer que la nuit, ici, se réduit comme un mouchoir de poche : à minuit le soleil couchant est encore perceptible quand, deux heures et demies plus tard, les lueurs du soleil levant émergent à l’horizon.
Equipage heureux !
Le dimanche, une fantastique journée sous spi nous dirige cap sur le détroit de Le Maire. Une journée de grand bonheur en mer propre à nous réconcilier -à l’exception de Luc peut-être- avec les ennuis mécaniques. Ce jour marque de plus notre passage des 50° S : voici notre entrée joyeusement faite et fêtée dans les « 50èmes hurlants ». Le mardi, le vent redevient instable mais nous progressons de manière significative, entre près et allures portantes. Au passage, nous saluons à notre droite l’entrée du détroit de Magellan, à notre gauche les îles Malouines -ainsi dénommées par les habitants malouins (baleiniers, phoquiers, commerçants) qui, sous la houlette de Bougainville, investirent le territoire- et dont le sort politique reste un vrai sujet pour les Argentins.
Nous nous présentons le mardi matin devant le détroit. Monsieur Le Maire a des allures austères et face à l’Ile des Etats qui se dresse sombrement à bâbord, Luc se sent une âme propre à revivre les péripéties de « Tintin et l’île mystérieuse ». Ce 6 décembre est une grande journée dans notre petite vie de marins et notre arrivée dans cette mer et cette terre du bout du monde nous fascine alors que dauphins, oiseaux, pingouins orchestrent un festival de bienvenue à la hauteur de nos émotions du jour.
Les guides (dont l’indispensable bible locale « Patagonia, Tierra del Fuego » que nous devons à notre ami Daniel), nous déconseillent le passage du Le Maire par vent et courant contraire. Dans le style tartine tombée du mauvais côté, c’est le scénario qui ne manque pas de se présenter à nous. Nous hésitons à faire une halte à la caleta Hoppner (île des Etats) mais nous sommes au portant et les conditions météo sont bonnes. Une grande culotte de gendarme argentin qui se dessine dans le ciel nous incite à poursuivre et nous laisse à penser qu’en cette journée, le Le Maire est somme toute moins redoutable que bien des humeurs de notre vieux compère le Raz Blanchard.
Mais trêve de plaisanterie et de comparaison désobligeante, une chute du baromètre à 983hPa nous alerte vers midi de l’arrivée d’une dépression et à 14h nous nous faisons cueillir très fraîchement à la sortie du détroit. Le baromètre est tombé à 976hPa et nous nous heurtons, foi de capitaines, à des vents d’une violence inconnue de nous tous. Notre anémomètre est en grève depuis notre départ de Puerto Deseado, mais fort de nos expériences confirmées de 40 à 45 nœuds nous avons cette fois la certitude de jouer dans la cour des 50 à 60 nœuds. La réduction de la voilure à deux ris et ORC est bien sûr insuffisante. C’est donc l’occasion de passer au troisième ris et d’inaugurer le tourmentin hissé avec les honneurs qui lui sont dus, soit un salut amical à ses généreux donatrices et donateurs de l’Ecole de Management de Normandie. La mer fulmine, le vent arrache l’eau par paquets, le pilotage manuel s’impose. Les manœuvres de voile sont physiques. Hubert qui aime les situations extrêmes est plus que jamais sur le pont. Pendant ce temps, Elisabeth qui apprécie peu la poésie du moment, songe avec nostalgie au vol AF 418 qui devait la ramener en douceur ce jour même à Paris…
Trois ris et le tourmentin à la sortie du Le Maire
La baie Aguirre nous offre un refuge à quelque 20Mn et nous rejoignons Puerto Espaňol sous nos voiles réduites appuyées du moteur. A notre arrivée, les éléments se sont totalement calmés. Un grand ciel bleu nous vient de l’Ouest et deux splendides arcs-en ciel, d’un spectre et d’une luminosité exceptionnels, semblent nous féliciter de la bonne conduite de notre parcours initiatique : bienvenue dans les 50èmes ! Le paysage est grand, sauvage, absolu. Les lamas guanacos courent sur la berge. Nous sommes résolument seuls dans ce cadre grandiose et nous savourons ce retour à des conditions apaisées.
Luc, en sa qualité de chef de bord de la semaine, décide d’extraire des fonds une bouteille de whisky longtemps convoitée : elle nous fut offerte par nos amis havrais Christine et Jean-Michel avec la ferme consigne de la réserver pour le grand sud. Ce fut fait. Le malt est savoureux et apprécié des experts ! Il faut souligner que les moments de détente ou les nuits réconfortantes qui suivent les coups durs sont toujours d’une saveur infinie pour les navigateurs. Quant au dîner il fut à la hauteur des appétits : dans l’après midi, Hubert rêva d’un cassoulet. Elisabeth l’a fait. Il est où le paradis ?
Un certain whisky, un certain soir
Il y aurait beaucoup à dire sur cette Terre de Feu, ultime appendice d’une Cordillère des Andes élégamment effondrée dans les profondeurs de l’Atlantique. A elle seule, grande comme la Suisse et la Belgique réunies, elle se dénomma tout d’abord Terre des Fumées en raison des signaux que les peuples indigènes organisaient pour communiquer de montagne à montagne. Puis, au même motif, elle prit le nom de Terre des feux, avant d’acquérir sa dénomination actuelle. Mais, en découvrant ces côtes hostiles et austères, on pense avant tout aux populations Alakalufs, Selk’nam, Haush et Yamanas arrivées il y a plus de 10 000 ans, et décimées en un siècle ou deux par les explorations et la colonisation.
Après quelques travaux d’entretien et trompés par les vents d’est qui circulent dans la baie, nous décidons de reprendre notre route dès le mercredi midi pour profiter d’une dernière escale avant notre arrivée à Ushuaia. Mais la météo avait cette fois raison et les vents faibles de plein ouest nous obligent à faire route au moteur. Les paysages sont magnifiques, la neige persiste sur les sommets, ici ou là se dresse un îlot où s’agite joyeusement une colonie de pingouins aux airs de notables satsifaits. A 3h du matin, soit dans les lueurs du petit jour, nous mouillons dans le grand calme de la caleta Harberton.
Harberton a une âme et une histoire : celle du Révérend Thomas Bridges, pasteur anglican, qui en 1886 s’installa avec son épouse pour créer la première estancia (ferme) de la Terre de Feu. Le gouvernement argentin lui accorda quelque 25 000 ha de terres qu’il peupla de moutons et qui, les ovins disparus, sont encore aujourd’hui la propriété de ses descendants. Le Révérend est réputé pour la protection qu'il apporta aux populations indigènes et pour son remarquable dictionnaire Yamana-Anglais de 32 000 termes qui fut l’autre grande œuvre de sa vie. L’estancia est maintenant un lieu dédié au tourisme. Nous y faisons nos premiers pas en Terre de Feu et découvrons avec intérêt une réserve forestière d’espèces primaires, le cimetière où repose le Révérend et sa famille, les bâtiments où se traitait la laine, ainsi qu’un musée dédié à la faune marine. Dans le jardin de la propriété abondent bleuets, lupins, rhododendrons, toutes plantes que l’on nous dit originaires du lieu : elles flamboient en cette fin de printemps et habillent l’ensemble d’un petit air de Giverny. Une partie de crêpes magistrale menée par Hubert et Luc clôturera à bord cette journée terrienne très agréablement reposante.
Vendredi matin nous partons pour Ushuaia retrouver notre nouvel équipier Arnaud qui rejoint Alioth dans la journée de samedi. Après un lever matinal nous engageons la remontée du canal de Beagle sous un soleil fantastique et dans des paysages hors du commun : la mer est sans ride et les montagnes se dressent magnifiquement sur les rives tant chiliennes qu’argentines. Le Lac Léman sur des dizaines de milles… La navigation en mer à la montagne… Pingouins et oiseaux ajoutent leur spectacle à la magie du lieu.
Dans le canal de Beagle
Après avoir laissé Pégase dans la baie voisine, nous croisons Polarwind qui remonte vers Puerto Williams, échangeons par VHF avec Resolute qui arrivera quelques heures plus tard et retrouverons Hakea dans la cité mythique.
Il fait beau et chaud. A 13h On se pince un peu, on écarquille les yeux, on se se fait petit à côté des solides bateaux charters de l’Antarctique, nous y sommes : viva Ushuaia !
Arrivée à Ushuaia !
Dans quelques jours, nous espérons partir pour le Cap Horn ou pour l’Ile des Etats, selon météo bien sûr. Elisabeth repart lundi sur Paris, Hubert reste à nos côtés et Arnaud arrive ce jour. Un grand merci à nos deux équipiers qui ont un peu souffert de nos problèmes techniques mais qui ont été d’une grande aide dans la joie et la bonne humeur.
Au cas où nous n’aurions pas retouché terre d’ici là, nous vous souhaitons un magnifique Noël !
Le team Alioth
PS1 : nous n’aurons pas la possibilité d’aller en Antarctique cette année : le voyage nécessite une autorisation dont nous avions sous-estimé l’importance et notre demande envoyée trop tardivement fut déclarée irrecevable
PS2 : Luc a définitivement et brillamment gagné le tournoi de cartes conclu à notre arrivée à Ushuaia, les trois autres protagonistes se serrant les coudes loin derrière. Nous devons malgré tout rendre hommage à Hubert qui a beaucoup bataillé pour une place de second étroitement acquise ! Rien à voir avec d’élégantes parties de bridge (désolée, Roselyne !) mais d’un jeu assez drôle dénommé cheated que nous a enseigné Guillaume il y a de bien nombreuses années. Et s’il s’appelle cheated, c’est qu’il y a sans doute moyen d’y tricher… Luc aurait-il quelque secret ?
Tounoi en période de travaux moteur à Puerto Deseado
PS3 : les photos sont sur l’album « S3-3 : de Buenos Aires à Ushuaia » mais en faible nombre car les connexions locales sont assez faibles.
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