« Le détroit de Torrès a environ trente-quatre lieues de large, mais il est obstrué par une innombrable quantité d’îles, d’îlots, de brisants, de rochers, qui rendent sa navigation presque impraticable. En conséquence, le capitaine Nemo prit toutes les précautions voulues pour le traverser. Le Nautilus, flottant à fleur d’eau, s’avançait sous une allure modérée. Son hélice, comme une queue de cétacé, battait les flots avec lenteur. » Jules Vernes - Vingt Mille lieues sous les mers (petit clin d’œil venu de Dominique, un de nos lecteurs assidus, que nous remercions).
Le 28 mai, il nous faut déjà quitter le Vanuatu. Nous n’avons le temps ni d’explorer Santo, Pentecôte et autres îles dont les noms et traditions donnent à rêver, ni, plus tristement, d’attendre nos amis Moumoune et Pierre-Yves qui, de Nouméa, auraient pu venir nous rejoindre à Efate pour l’Ascension… Il faut se faire une raison, le programme de l’année est serré et la route est encore longue pour arriver au Cap.
A Port Vila nous faisons notre dernier marché, chouchoutes (les christophines locales) et choux chinois, agrumes et avocats, chips de taro et haricots longs, patates douces et mini-tomates. Voici l’occasion de faire un peu de cuisine locale : salade ou gratin de chouchoutes, gâteau de patates douces et poisson cru au guacamole…
Nous reprenons le rythme hauturier sous forme d’un trois huit aménagé en quarts de trois heures. RTT, pont de l’Ascension, week-end de Pentecôte, se récupèreront à Darwin (Australie) où nous estimons notre arrivéeau 12 juin. Dans un premier temps, huit jours seront nécessaires pour rejoindre le détroit de Torres. Huit jours de mer agitée sur laquelle les alizés oscillent entre 15 et 35 nœuds. Le plein vent arrière nous oblige à tirer des bords et les voiles s’adaptent : spi et ris à volonté, selon les conditions. La mer est en permanence traversée par une houle déferlante courte et croisée. En quatre mots, on se fait secouer et nos pensées vont régulièrement vers Yvan Bourgnon* qui faisait lui aussi escale à Port Vila la semaine passée. Accompagné du magnifique « X 55» Ideo, il poursuit en effet, sur la mer de Corail,un programme de tour du monde en solitaire sur unpetit catamaran de sport. Chapeau ! Car pour un exploit, c’en est un, même si moi, j’avoue préférer le confort de notre quatre pièces cuisine...
.... avec terrasse extérieure
A bord, la vie du trio se déroule sereinement et agréablement. L’équipage est maintenant rôdé, les manœuvres bien formatées. On se connaît par cœur en quelque sorte. C’est ce qui s’appelle faire du Team Alioth building sans le savoir. Et puis quand Alioth va, tout va ! Bref, on manœuvre et l’envoi de spi matinal s’accompagne souvent des appels téléphoniques d’Arielle qui, à sa manière, se joint à la manœuvre ; on prépare la navigation, on lit, on joue, on admire le bouleversement infini de la mer et la lune qui grandit chaque nuit. On freine Luc à la pêche qui se ferait un bonheur de ramener à bord trois poissons par jour…
Alioth sous spi by night
Côté poissons, puisqu’on en parle, il y a ceux qu’on pêche (un superbe thon encore !) et ceux qui volent, tels ces escadrilles de poissons volants qui quadrillent la surface de l’eau en s’échouant de temps à autre sur le pont. Deux de ces petits volatiles -dont certains vont jusqu’à 20/25cm de long- ont débarqué sans crier gare en m’assénant, dans le dos, une surprenante bourrade avant de s’effondrer dans le fond du cockpit. Mais il y a aussi les calamars intrépides tel celui que Luc a retrouvé « assis » à côté de lui sur la banquette du carré après le déversement d’une vague un brin intrusive, embarquée par le hublot de pont. Une fois rejeté à la mer, le petit calamar, personne n’a dû croire à son histoire à la récré ! Quant à Dominique, il a apprécié le spectacled’un magnifique saut piqué -non pas saupiquet, svp- de thon qui a su, lui, éviter d’achever sa course dans le cockpit.
Le 6 juin au matin, tandis que la nuit règne encore en Normandie sur les préparatifs des commémorations du débarquement, nous arrivons aux bouées de Bligh et de Bramble qui marquent l’entrée du grand chenal du nord-est, lui-même préambule au détroit de Torres. Le vent du sud-est souffle à 30 nœuds en moyenne. La mer de bleu ardoise, est passée au vert turquoise. La houle reste forte et, une fois passés un cargo et deux ou trois îlots qui plantent le décor, nous remontons le chenal quasi-désert à une vitesse de 8 à 9 nœuds. L’arrivée sur le détroit de Torres se fait vers 22h, soit bien plus tôt que prévu. Un opérateur à la table à cartes à la game boy, deux autres sur le pont pour repérer bouées et navires et pour confirmer la cohérence entre plan d’eau et données électroniques, et à minuit nous sortons du détroit sans encombre ni surprise. L’espagnol Luis Vaez de Torres qui a dû tant peiner en 1606, entre Australie et Nouvelle-Guinée, pour se frayer le premier passage au nord du cap York n’en reviendrait pas des GPS, cartes électroniques et pilote automatique qui font le grand confort de la navigation moderne !
Happy brothers !
Nous voici donc dans la mer d’Arafura qui est à l’océan Indien ce que la mer de Corail est à l’océan Pacifique, une filiale en quelque sorte. Le temps est gris, la mer aussi et nos espoirs d’accalmie se transforment en gestion de vents de 35 à 45 nœuds qui assaillent la nuit du 7 au 8 juin sous des déluges de pluie tropicale. La mer est grosse et les vagues balayent le pont et le cockpit en abondance : mieux vaut ne pas sortir à contre-temps ! Le dimanche de Pentecôte se fait à peine plus calme et la simple confection du pain ou du déjeuner nécessite des ressources de patience et d’énergie.
Ca roule pour nous
Quelques centaines de milles plus tard, nous franchissons le détroit de Dundas entre la péninsule de Coburg et l’île de Melville. Les côtes sont plates, la mer peu profonde (25 à 50m) et les rivières réputées pour leurs redoutables crocodiles. Les courants sont forts dans la passe d’entrée et nous faisons la course au temps pour arriver au bon moment. Grâce au timing de Dominique et à son organisation exemplaire auprès des douanes et contrôles sanitaires, nous nous amarrons, à Darwin, au ponton d’attente de Cullen Bay à 15h30. A17h30 les formalités sont achevées ! La manière dont s’accomplissent les rituels administratifs en disent long sur un pays et sur sa façon de percevoir les étrangers. L’Australie a, à ce titre, une attitude assez singulière. Outre l’obtention de visas de tourisme au process un peu lourd, l’arrivée en bateau suppose,en amont, l’établissement d’un dossier à remplir par voie électronique. A Darwin,l’atmosphère est celle d’une paranoïa sanitaire renforcée. Si les individus suspectés de tuberculose ou autre germe peu fréquentable sont exemptés d’examens médicaux, le bateau reçoit la visite d’une équipe de plongeurs chargés d’inspecter la coque et de traiter les évacuations d’eau de mer ; le contrôle de l’approvisionnement du bord, finalement assez débonnaire, s’éternise durant 1h30 et les œufs, durcis par souci de préservation, doivent être écalés afin que les coquilles puissent être éliminées,avec les autres produits frais, par les services sanitaires !
L'écluse d'accès a Cullen Bay marina : avant et pendant
Mais tout ceci n’entache pas notre plaisir d’être arrivés à bon port et de mettre pied sur le plancher des kangourous. Deux jours d’avance sur un programme de quinze jours, c’est du jamais vu sur Alioth et notre moyenne de 8 nœuds est une performance satisfaisante. Petit détail amusant de notre calendrier : partis de Port Vila le lendemain de l’anniversaire de Dominique, nous sommes arrivés à Darwin la veille de mes 65 ans. Deux dates significatives dans une année bien particulière puisque le 29 juillet, l’ensemble de l’équipage fêtera ses 200 ans. Notons au passage que la forme est encore globalement bonne, même si le clan du team Alioth glisse de temps à autre vers le club des tamalou. Pour marquer ce jour d’anniversaire conclu par un super diner de fruits de mer, je me suis lancée un grand défi : celui de plonger la main dans la gueule d’un crocodile.
And I did it !
Etonnamment, aucune connexion internet n’est possible à Cullen Bay et il nous faudra aller en centre-ville pour trouver des cafés internet ce qui ne va pas faciliter nos communications avec « la terre ». Nous comptons profiter de ce séjour pour effectuer quelques incontournables travaux et un grand nettoyage du bateau mais aussi pour faire un peu de tourisme : parc de Kakadu et mont Uluru sont au programme. Le 28 juin nous pensons reprendre notre route pour l’Indonésie mais nous aurons bien sûr l’occasion de redonner des nouvelles d’ici là.
A l'arrivée, grand nettoyage d'un Alioth en croûte de sel
J’achève cet article face à un délicieux cappuccino avec une pensée toute particulière pour Anne, Catherine, Zabou… avec lesquelles j’ai tant aimé partager dans le Pacifique ce charmant petit plaisir de l’escale !
*déjà croisé du côté du Cap Horn il y a trois ans