Lever matinal à Rarotonga le mercredi 26 septembre. Après un petit déjeuner somnolent, nous vérifions que le soleil se lève bien, lui aussi, et nous nous préparons au départ non sans avoir laissé quelques livres à notre voisin Daniel qui sur « Ronin » semble en manque de lecture.
Sur une mer aux vagues débridées, nous profitons de la magie des heures qui s’égrènent sous un spi gonflé à pleins poumons. Le soleil est de la partie. Le pilote électronique régule notre allure sur le vent apparent et, comme le plus souvent, le quart se tient confortablement adossé à la grosse défense rebondie bloquée derrière le banc de barre tribord.
Nous voici en route pour la merveilleuse île de Palmerston que nous aurions sans doute ignorée sans l’invitation d'Anne et Alain (Uhambo) à pointer notre étrave vers ce petit paradis maritime et terrestre. Situé à un peu moins de 300 milles de Rarotonga, Palmerston est un atoll de six miles de long sur quatre de large, une île basse composée d’un lagon aux couleurs radieuses entouré d’une barrière de corail aux passes difficiles. Un des sept motus héberge à lui seul les 60 habitants de l’île. Vingt à cinquante voiliers s’arrêtent ici chaque année. Six mouillages sont postés à l’extérieur de la barrière, particulièrement dangereuse, et, après quelques expériences de franchissement de la passe en annexe, il nous semble raisonnable de conseiller aux visiteurs de recourir au service de transbordement proposé par les pêcheurs locaux. Le bateau d’approvisionnement de Rarotonga ne vient ici que trois à quatre fois par an et l’île mériterait à ce seul titre de figurer dans les pages de « L’atlas des îles abandonnées [1]». La beauté du lagon, le charme de l’île à proximité de laquelle s'ébrouent les baleines sont à inscrire au registre de nos plus belles escales mais l’hospitalité dont font preuve les habitants de Palmerston dépasse tout ce nous avons pu connaître et fera de ces journées une halte particulièrement mémorable.
Cette île au destin atypique diffuse une atmosphère et une culture uniques liées à une histoire née à la grande époque de l’exploitation du coprah. Un homme d’affaires tahitien versé dans le commerce maritime rencontra alors le britannique William Marsters qui vivait sur l’île de Penrhyn après avoir fui sa terre natale pour cause de paternités illégitimes. L’homme d’affaires lui offre de s’installer à Palmerston, un atoll aux motus couverts de cocotiers et jusqu’alors inhabité, moyennant l’envoi, une fois par an, d’un navire chargé de prendre livraison de la production de coprah de l’île. En 1862, William Marsters, de son vrai métier charpentier de marine, élit domicile à Palmerston accompagné de deux femmes polynésiennes de l’île Penrhyn, bientôt suivies d’une troisième épouse. Mais l’ouverture du train du Far-West reliant les deux côtes des Etats Unis bouleverse le modèle économique du commanditaire qui, sans même l’en aviser, abandonne William Marsters à son entreprise.
Loin de se laisser atteindre par ce coup du sort, l’homme de Palmerston, que tous ses descendants appellent respectueusement Father, se fait le géniteur de 26 enfants et le patriarche d’une véritable dynastie. Il édicte le règlement de la vie sur l’île, décrète l’anglais langue officielle, réglemente le mariage, divise le territoire en trois parties égales respectivement destinées aux descendances de ses trois femmes, fait du protestantisme la religion de l’île… sans trop s’attarder sur le paradoxe de ses pratiques polygames.
Toutes les familles actuelles de l’île sont descendantes de William Marsters, à l’exception de deux professeures. L’une d’entre elles, Rose, une jeune britannique d’une trentaine d’années a, elle aussi, une histoire dans l’histoire. Son père, Victor Clark, dont le voilier fit naufrage en 1950, fut sauvé par les habitants de l’île avec lesquels il entretint dès lors des liens très forts. Clark termina ses jours en Grande Bretagne en 2005 après avoir demandé à ses enfants de bien vouloir transférer ses cendres à Palmerston. Sa fille Rose venue en 2011 pour un cours séjour destiné à exécuter les dernières volontés paternelles a depuis deux années a élu domicile sur l’île où elle se consacre à l’enseignement.
Notre séjour se déroule sur fond de tournage de documentaire et nos chemins croisent de temps à autre Régis[2], caméra et trépied au poing, suivi à la perche de Benjamin. Pour plus d’efficacité et de proximité avec la population, tous deux ont quitté le bord de Uhambo pour séjourner à terre.
Régis et Benjamin devant la petite église et le cimetière
Dès notre arrivée, nous sommes accueillis au mouillage par Edward et David qui se présentent comme nos hôtes ce qui, en langage Palmerstonien, inclut accueil et accompagnement à volonté, réponse à nos demandes et besoins, invitation aux repas familiaux durant tout le séjour… Ce fut l’occasion de rencontres très touchantes avec Edward et ses deux fils, son frère Simon, leur mère Tuahina ; Fifty -et, comme souligne Fred, elles ne sont pas cinquante à s’appeler ainsi-, nièce d’Edward, a laissé toute sa famille à Auckland pour venir durant un an s’occuper de sa grand-mère ; le petit John enfin, six ans, cousin de Fifty et dont la maman est actuellement en Nouvelle Zélande, nous séduit tous par sa vivacité et son sourire. L’hospitalité de nos hôtes nous donne l’opportunité de déguster la cuisine locale -thon dans tous ses états, taros, beignets, riz, poulet rôti, cochon grillé…- complétée des desserts confectionnés par les équipages des trois bateaux Uhambo, Alioth puis l’australien Fury. La société polynésienne est, par excellence, la société du don et du contredon et nous avons cherché en retour à faire plaisir à nos hôtes : bouts, équipement de pêche, matériel scolaire, fruits…
Fifty, Tuahina et Anne
Alexander, Christiane, Cain et John
Fred fait la vaisselle chez Edward
Les coraux du lagon sont ici très colorés et abritent une belle faune aquatique, dont des petits requins qui inspirent à Gérard ses premiers frissons Pacifique. Edward, et ses deux fils David et John, viennent un soir pêcher et dîner à bord. Ils dorment tant bien que mal en se protégeant d’une fraîcheur inhabituelle dans le fond de leur barque et dans le carré du bateau avant de repartir le matin, au petit jour, pour une pêche au thon que Luc n’aurait pas voulu manquer pour un empire.
Edward à bord d'Alioth
Une végétation lumineuse faite de cocotiers et d’acajous ombrage un décor qui semble tout droit issu des peintures du Douanier Rousseau. La maison de William Marsters avoisine le pimpant lieu du culte ainsi que le petit cimetière aux tombes blanches dont celles, incontournables, de Father et de Victor Clark. L’école a été récemment reconstruite par Simon, aidé d’Edward et de David. Réussite architecturale, elle accueille 25 élèves de 6 à 18 ans -une pensée pour "nos" CM1 !- sur deux bâtiments et la directrice est fière d’être la seule enseignante de toutes les îles associées à la Nouvelle Zélande, à disposer de l’habilitation à décerner l’équivalent local du baccalauréat. L’an prochain, une de ses élèves partira poursuivre ses études à Auckland.
Un des deux bâtiments de l'école de Palmerston
(le second en arrière plan)
Parmi les habitants de l’île, le Maire, Arthur Neale, fait aussi partie des personnalités remarquables. Il est le fils du célèbre Tom Neale qui vécut 27 ans en ermite sur l’île de Suvarov située dans les Cook du Nord et qui relata son expérience dans « An island to oneself ».
On ne peut passer sous silence l’office dominical où nous sommes conviés sous réserve du respect d’un code vestimentaire assez strict : pantalons et chemise blanche pour les hommes, robe et chapeau pour les femmes. Anne emprunte à Tuahina un chapeau de sa confection car sur l’île chaque femme possède ce savoir-faire ancestral. Les joncs tressés sont faits d’extrémité de palmes de cocotier assouplies à l’eau bouillante et au citron. Le fond du chapeau est décoré d’une nacre qui participe à l’élégance et à la curiosité de l’ensemble.
A la sortie du temple
En l’absence momentanée du pasteur, une dame âgée préside à la cérémonie et, sur le pas de la porte, accueille avec respect et gratitude les membres de l’assemblée en sonnant un coup de cloche à l’entrée de chaque « fidèle ». La cloche est celle du Thistle, la seule pièce rescapée d’un navire de la Navy qui a fait naufrage sur l’île. Les chants, tour à tour anglais et polynésiens, ne sont pas toujours de la plus grande harmonie mais la puissance des incantations semble vouloir transcender les limites de ce si petit atoll égaré dans l’immense Pacifique.
Dimanche après-midi nous quittons avec émotion ce minuscule havre si merveilleusement éloigné de notre monde. La population a été très touchée de ce que la télévision française s’intéresse à sa destinée. Nous sentons par ailleurs que chaque arrivée de bateau est pour les habitants une précieuse occasion d’ouverture et de contacts. L’hospitalité polynésienne révèle ici toutes ses racines et ses valeurs et nous sommes infiniment reconnaissants à nos hôtes et à tous les habitants de l’île pour leur gentillesse et leur générosité.
Dimanche après-midi, désireux de profiter d’un vent qui va faiblir rapidement nous précédons le départ de Uhambo qui attend mardi matin la fin du tournage pour rejoindre l’île de Niue où Régis et Benjamin doivent prendre vendredi l’avion hebdomadaire pour Auckland. Faut-il ajouter qu’afin de ne pas laisser Fred et Gérard se morfondre dans l’ennui, nous organisons régulièrement à bord des petits ateliers propres à satisfaire leur besoin d’activité : plomberie, électricité, matelotage, mécanique, informatique et pêche… nous espérons qu’ils nous en savent gré !
Cet article est mis en ligne de l'île de Niue, un des plus petits états du monde que nous avons rejoint mercredi matin et duquel tout l'équipage vous adresse ses amitiés.
[1] Joli ouvrage de Judith Schalansky publié chez Arthaud
[2] Régis Michel, cinéaste indépendant, tourne un film destiné à Thalassa. En compagnie de son assistant, Benjamin, il a embarqué sur Uhambo à Raiatea afin de rejoindre l’île.