Le mercredi 27 mars, nous nous apprêtons à quitter le Chili continental pour une sortie qui s’égrène en pointillés dans le Pacifique via l’archipel Juan Fernandez, puis l’île de Pâques. Sur les pontons du club d’Higuerillas, les marineros, peu habitués à l’accueil de bateaux étrangers, nous transmettent des marques de sympathie chaleureuses. Les formalités d’usage, habituellement longues et fastidieuses, se déroulent dans des conditions incroyables de confort, de courtoisie et d’efficacité : invitées par le club à se présenter à bord, la douane et l’émigration viennent à l’heure annoncée, quant au Zarpe, le document de départ qui doit faire l’objet d’une validation par l’Armada, il nous est octroyé après simple échange de mails entre secrétariat du club et marine nationale. Du jamais vu ! Le Jumbo, l’hypermarché chargé de la livraison des produits frais du bord est malheureusement plus approximatif dans sa gestion logistique mais en début d’après midi nous pouvons nous déclarer près pour le grand départ.
La mawada -temps de brume sans vent- s’est incrustée depuis le matin et jusqu’à 23h30 nous sommes contraints de recourir au moteur. Puis le vent se lève dans les 8-10 nœuds pour monter progressivement à 15 nœuds et atteindre 25-30 nœuds dans le milieu de journée du jeudi ce qui nous permet de poursuivre à une moyenne appréciable de 8-9 nœuds le reste des 370 milles nautiques qui nous séparent de l’archipel de Juan Fernandez. Celui-ci est essentiellement composé de deux îles: Robinson Crusoé à l’est et Serkik à l’ouest. Leurs noms sont liés à l’histoire vraie d’Alexander Serkik transposée par Alan Defoe dans son célèbre roman d’aventures « Robinson Crusoé ».
Rien ne vaut le court résumé que fait Alain Jaubert de cette aventure dans son roman « Val Paradis » :
« Grand navigateur, flibustier, grand écrivain, scientifique botaniste, Dampier s’est intéressé aux courants marins, aux vents. Il avait commencé dans la marine britannique. Après il a suivi des flibustiers. Il est revenu servir sous le Capitaine Cook. Il a fait le tour du monde. Il avait un caractère de cochon. Inimaginable. Au point qu’un jour on l’a débarqué sur une île ! Capitaine tyrannique, il est passé en cour martiale et se fait corsaire.
En 1708, il s’engage comme pilote dans l’expédition de Wooders Rogers vers la mer du Sud, le Pacifique. Après le passage du Horn, lui et Rogers font escale dans une île de l’archipel Juan Fernandez. Juste en face, à 700km de Valparaiso. Et là, ils tombent sur un homme poilu, chevelu, vêtu de peaux de chèvres. Un certain Alexandre Serkik, ancien maître d’équipage à bord du Cinque Ports, un navire qu’avait commandé Dampier bien des années plus tôt. Selkirk, d’origine écossaise avait lui aussi très mauvais caractère. Quatre ans auparavant, il avait eu un différend avec son capitaine et avait préféré courir sa chance dans cette île déserte plutôt que de rester sur un navire qui prenait l’eau. Il n’avait que son coffre de marin, sa literie, un fusil, de la poudre, des balles, du tabac et une bible. Il y avait des chèvres et il mangea des chèvres. Il y avait des tortues et il mangea des tortues… Vous connaissez la suite. Il s’installa un logement confortable et ne s’ennuya pas un seul jour.
Dampier et Rogers embarquent Selkirk, le ramènent à Valparaiso d’abord puis plus tard à Londres. Son histoire racontée à son retour, frappa l’imagination d’un troisième homme à caractère de cochon, Daniel Defoe. Defoe, commerçant, aventurier, spéculateur, espion, journaliste, pamphlétaire politicien, conseiller royal… il a connu le pilori et la prison. En 1719, il publie Robinson Crusoé, le plus grand succès de librairie du XVIIIème siècle. Le roman d’aventures à la première personne ! L’île déserte ! »
Encore faut-il préciser que Defoe a situé son roman, non pas dans les îles chiliennes de Juan Fernandez, mais dans les Caraïbes d’où une description de l’univers de Robinson qui n’a pas grand-chose à voir avec la réalité des hautes îles volcaniques de l’archipel de Juan Fernandez.
Cette histoire aux allures mythiques nous confronte à la question de l’isolement et de la solitude extrêmes, à nos modes de civilisation et de socialisation, à la relation à l’autre, à l’appréhension de la nature et du monde du vivant. Michel Tournier dans « Vendredi ou les limbes du Pacifique » a repris ce thème en explorant l’évolution de la relation entre Robinson et Vendredi qui, de maître à esclave, se fait peu à peu rapport d’égal à égal. Patrick Chamoiseau dans « L’empreinte à Crusoé », publié en 2012, reprend l’histoire pour en faire un conte psychologique et philosophique magnifique.
Notre arrivée sur l’île Robinson Crusoé a lieu le vendredi (bien sûr !) vers 17h après une traversée bien inconfortable. Une navigation assez près du vent et une mer décousue font souffrir quelques dos et agacent les estomacs d’un équipage non encore amariné. Nous abordons le mouillage, sous le soleil et bon vent, avec une pensée toute particulière pour le héros du lieu. L’île a perdu son caractère désertique mais n’est peuplée que de quelques centaines d’habitants qui se consacrent à la pêche à la langouste dont livraison nous est promise à bord en lieu et place de l’agneau pascal. Une petite exploration à terre le vendredi soir permet de prendre un contact sommaire avec le petit village.
Le samedi matin, nous nous réveillons dans le pot de chambre de Robinson Crusoé : une pluie abondante s’est abattue sur l’île nous offrant l’opportunité d’une matinée reposante mais le ciel se découvre en milieu de journée et nous permettant de nous dégourdir sur les chemins d’Alexandre.
Nous cheminons vers les miradors de Selkirk, d'où nous pouvons imaginer les temps d'attente et d'observation, les moments d'espoir et de désespoir... A mi-côte, quelques pierres marquent les fondations de la maison située à proximité d'un ruisseau. Les pêcheurs ne livreront pas les langoustes à bord, pour cause probable de mauvais temps.
Nous prévoyons un départ dimanche matin, jour de Pâques, pour rejoindre, si le vent le permet, l’île du même nom découverte par un amiral hollandais qui, arrivé le 5 avril 1722, jour de la fête pascale, l’a dénommée « Paasch Eylandt ».
Rien n’est moins sûr que notre débarquement sur l’île dont nous pouvons être détournés soit par les conditions anticycloniques qui règnent très souvent aux alentours de l’île et qui nous obligeraient à trop de journées de moteur, soit au contraire par des conditions de vent et de mer qui rendraient l’abordage impossible.
PS : les quelques photos que nous avons pu mettre en ligne sont sur l'album S4-6 Robinson Crusoé et Ile de Paques