S’il est bon d’oublier rapidement les temps fastidieux du carénage et de ses travaux contingents, il serait regrettable de passer sous silence l’intense satisfaction éprouvée à la reprise en mains d’un bateau propre et résolument au point. Qu’Anne-Sophie et Pierre-André, nos vaillants équipiers de la Refeno, en soient informés : la « to do list » dont ils avaient affectueusement dressé l’inventaire est close et c’est avec le sentiment du devoir accompli que nous partons pour de nouvelles navigations…
Une petite journée culturelle bahianaise entre Musée Rodin -et oui !- et Musée Carlos Costa Pinto s’offre en conclusion de cette semaine laborieuse ; le premier fut ouvert en 2002 dans le séduisant palais du Commandeur Bernado Martins Catharino qui n’est pas sans rappeler, par ses proportions, l’Hôtel Biron, abri plus connu des œuvres de notre Auguste sculpteur ; le second, en présentant les très belles demeure et collection privée de meubles, peintures, argenterie, bijoux… du couple Costa Pinto, atteste de la vie aisée menée par les colonisateurs au cours des siècles passés.
Samedi 16 octobre, nous quittons Bahia pour une semaine d’exploration de la très vaste Baie de Tous les Saints. Nous partons par un temps délicieux sous grand voile, solent et ligne de pêche en direction de l’île de Frade et le soir trois magnifiques poissons régaleront notre dîner. Au fond de la Baie, plusieurs mondes se font face à quelques centaines de mètres de distance : l’énorme complexe pétrolier de Petrobras[1], les petites îles pauvres et traditionnelles de Frade, Maria Guarda ou Bom Jesus, les îles privées des riches brésiliens organisées en complexe de luxe.
Les baignades alternent avec les expéditions terrestres , notamment à Bom Jesus et Bimbarras, qui nous introduisent dans des villages très dépouillés ou nous noient dans des végétations débordantes de verdure. Par pudeur, passons sous silence l’infinie saveur des plages désertes bordées de palmiers et cocotiers…
Notre périple se poursuit vers le Rio Paraguaçu qui nous ouvre un autre monde. Nous y retrouvons la sérénité du cabotage fluvial vécue au cours du printemps dernier dans les méandres du Siné Saloum : la largeur du fleuve, la mangrove, le silence et l’immobilité ; la seule présence d’étroites pirogues pilotées par des pêcheurs solitaires, habiles maîtres d’une pagaie ici exclusivement activée à « bombordo », la réalité de villages d’une autre époque, le sentiment de notre présence incongrue dans ces contrées si reculées… renforcent ce sentiment de similitude. Mais si les paysages du Paraguaçu sont plus variés et la végétation plus riche que dans le Siné Saloum, le long du fleuve, l’église défraîchie pleure ses splendeurs passées quand la mosquée sénégalaise affichait avec vigueur la bonne tenue de ses positions.
Pas un seul navire de plaisance croisé durant ces journées et c’est dans une appréciable solitude que nous mouillons devant le monastère de San Antonio à San Francisco de Iguape ou au pied de l’église de Santiago de Iguape. L’importance et la décadence des édifices religieux, dérisoires ancrages d’une histoire dépassée, donnent un cadre fantastique aux rivages du fleuve et aux petits villages qui se blottissent derrière clochers et murailles abandonnés. Par chance, le sympathique jardinier du monastère de San Antonio nous ouvre les portes de la gigantesque demeure dont l’entretien semble lui tenir lieu de sacerdoce et c’est avec force patience et humour qu’il nous compte l’histoire de ce noviciat franciscain chargé de la formation de quelque 140 moinillons : abbatiale et sacristie, cloître et aqueduc, cuisine et réfectoire, bibliothèque et salle de lecture, dortoirs, mais aussi prison et redoutable ‘piscine’… où il se dit que les plus récalcitrants étaient noyés lestés d’une pesante pierre au pied… Construit entre 1660 et 1686, le monastère resta actif jusqu’en 1915.
Tout comme l’abbaye de la Lucerne découverte cet été en sud Cotentin en fort bonne compagnie cycliste, San Antonio mériterait de rencontrer son abbé Leliégard aux fins d’une restauration à la hauteur de son prestige passé. Ici aussi, tout nécessite réhabilitation et, malgré une judicieuse élection au rang de patrimoine national, les moyens mis à disposition du monastère s’avèrent largement en deçà des exigences et de l’urgence du chantier.
La visite des villages nous confirme la seconde raison de l’érosion de ces nobles bâtiments : les nombreuses petites maisons reconverties en églises évangélistes et pentecôtistes offrent aux habitants une religion accessible, fondée sur la conception d’une vie saine et solidaire. En termes stratégiques, elles ont trouvé un créneau propice à une croissance rapide et laminent en parts de marché la grande religion traditionnelle du pays.
La redescente du Paraguaçu nous mène à Maragogipe, petite cité commerciale fort active, essentielle à un arrière pays extrêmement rural. De là, le bus nous conduira aux villes jumelles de Cocheira et Sao Felix reliées par le pont Pedro II, deux villes que nous ne pouvons atteindre à bord d’ Alioth faute de profondeurs suffisantes. Riches d’un passé colonial construit sur la fertilité du Recôncavo[2], les deux villes ont développé leur fortune sur un solide triptyque : tabac, canne à sucre et esclavage. Le long des quais de Sâo Felix, une intéressante visite de la fabrique de cigares Dannemann nous familiarise avec les techniques traditionnelles de fabrication des « charutos » du Recôncavo qui furent, paraît-il, très longtemps considérés comme les meilleurs cigares au monde.
A Maragogipe, le marché du samedi matin est un savoureux moment d’exploration. Les paysans y viennent à cheval, en âne voire à dos de bœuf ou par voie fluviale. De jeunes garçons transportent les courses en brouette et font usage de caddy dans cette ville transformée en immense supermarché. La pauvreté est grande mais la gentillesse des habitants est omniprésente. La marchande de glaces et de bonbons de la place fait café Internet et le marché aux poissons nous donne accès à de savoureuses crevettes.
Nous terminons notre tour de baie par une dernière escale à Salvador dimanche et lundi en vue de quelques indispensables approvisionnements en gas-oil, eau, courses diverses. A l’occasion d’une opération de bricolage dans un coffre arrière, Luc se fait violemment coincer un doigt et… un pied… et se trouve handicapé pour quelques jours. Dans un touchant élan de compassion, frère et sœur s’en sont allés le jour même à Sao Bonfim, la grande basilique du Bon Secours au plafond de laquelle se trouve suspendue une foultitude de jambes, bras, têtes en plastique offerts destinée à supplier d’improbables guérisons.
Après avoir passé une délicieuse soirée avec nos amis et voisins de ponton, Silvana et Manfred, mercredi matin, nous saluerons amicalement la Baie de tous les Saints pour commencer notre tranquille descente vers Rio de Janiero que nous atteindrons en principe à la mi-novembre après plusieurs haltes séduisantes : Morro de Sao Paulo, Camamu, Ithacaré, Buzios notamment.
Du côté de la patrie… nous ne sommes pas sans écho des difficultés de nos compatriotes dans une France agitée de ses maux traditionnels. Les ex-havrais de l’équipage apprennent avec étonnement la démission d’Antoine Rufenacht mais, sans surprise, le choix de son successeur en la personne d’Edouard Philippe. Enfin, la nouvelle de la reprise du chantier de plaisance Alliage, déstabilisé à l’occasion de la crise, par le chantier Alubat est une information réconfortante qui permet d’envisager la pérennisation d’un savoir-faire et d’une équipe auxquels le Team Alioth est particulièrement attaché.
Ici dimanche prochain, a lieu le second tour des élections. Le Parti des Travailleurs, Dilma Roussef en tête, attend une très probable victoire.
PS: Pour voir les photos correspondant à cet article aller sur l’album AS-2- Baie de Bahia et Paraguaçu
[1] Petrobras, la compagnie pétrolière brésilienne, 10ème société mondiale par sa capitalisation boursière, vient de lancer une très importante augmentation de capital pour faire face à ses investissements. En effet, alors que le pays a développé jusqu’alors une politique favorisant la consommation d’éthanol produit nationalement et respectueux de l’environnement, des découvertes récentes de très importantes ressources pétrolières au large de Rio de Janeiro devraient faire du Brésil en 2030, l’un des tout premiers pays producteurs de pétrole au même rang que le Koweit. Reste à résoudre le défi technique que constitue l’accès à des gisements situés à 7000m de profondeur sous 2000m de sel. (Source – Le Monde hors série ‘Brésil, Un géant s’impose’)
[2] Le Recôncavo est la région fertile qui entoure la Baie de Tous les Saints et qui doit son nom à la forme de cette dernière. C’est là qu’eurent lieu les premières rencontres entre populations portugaise, indienne et africaine où se développèrent très rapidement de grandes haciendas de canne à sucre et de tabac. Elle s’oppose au Sertao, région de l’intérieur du Nordeste, qui, très affecté par de grandes sècheresses, n’est guère propice qu’à l’élevage du bétail.