L’océan s’ouvre à nous pour la seconde partie de cette longue remontée-traversée d’un total de 5500 milles qui doit maintenant nous conduire de Sainte Hélène à la Guadeloupe sur 3850 milles. Départ est donné le 11 avril à 18h avec le sentiment d’avoir, en si peu de temps, tissé un lien fort avec cette petite île si touchante de son si grand isolement du reste du monde.
Le petit port de Saint James (Sainte-Hélène) vu du haut de la falaise
L’Atlantique a ses bonnes surprises en ce que la vie animale y est beaucoup plus riche que dans l’Indien ou le Pacifique. Un couple de baleines au souffle si caractéristique se manifestera à proximité du bateau par de larges tourbillons et, quelques jours plus tard, nous nous trouverons étonnamment encerclés par un banc d’orques indolents -une centaine ? Oiseaux et poissons volants -ces derniers, véritables projectiles, nous percutant parfois rudement dans leur course aveugle- nous assurent de leur présence quasi quotidienne. Un couple de pétrels nous accompagne sur plusieurs jours et s’héberge la nuit sur le pont d’Alioth transformé en aire de repos. Des chasses de poisson par les dauphins offrent des moments de lutte spectaculaires et Luc, qui n’est pas de reste dans le clan des prédateurs, réussit à prélever sa part aux flots en extrayant un nouveau thon rouge dont la photo est de rigueur. La nuit, le ciel étoilé chavire au-dessus de nos têtes et alors que la Croix du Sud n’est pas loin de nous quitter sur bâbord arrière, la Grande Ourse et la brillante Alioth semblent nous indiquer notre route sur tribord avant.
Triste fin de poisson volant
Le plus beau sourire de Luc
Le dimanche 19 avril, nous laissons l’île de l’Ascension sur notre droite. Sur ses 91km² vivent 1100 résidents, citoyens britanniques engagés dans les services de câblage sous-marins ou expatriés américains qui exploitent la station d’observation établie là par la NASA. Puis, ce seront successivement l’île de Fernando de Noronha (auréolée des bons souvenirs de l’année 2010 !), et les rochers de Saint Paul et Saint Pierre, que nous laisserons à bâbord. Après cinq années d’hémisphère sud, nous refranchissons l’équateur pour croiser peu de temps après notre propre route aller, point qui sonne la véritable fin géographique de notre tour du monde.
Souvenir, souvenir : l'équipage de la course Refeno (Recife-Fernando de Noronha) 2010
Petit embrouillamini de spi
Il nous a fallu bien sûr affronter « les embarras bien connus des zones équatoriales[1] ». Le fameux « Poteau noir » cher à Grégoire, alias Monsieur QQ, nous attend avec ses vents erratiques, ses orages et ses grains, sur un mode néanmoins moins capricieux que sur notre chemin aller. Cette fois les ciels se font plus ternes, les levers et couchers de soleil perdent toute flamboyance : ambiance retour sans doute.
Alioth entre deux continents
Le "poteau noir" d'après Monsieur QQ
Coucher de soleil (un des rares un peu lumineux)
Sur ce fond climatique malgré tout atypique, deux évènements viennent troubler notre navigation. Le 20 avril, le pilote automatique tombe en panne alors qu’il nous reste… 2500 milles à parcourir. Dominique, assisté de Luc, fait preuve d’une implication de tout premier ordre pour tenter de résoudre le problème en vérifiant, connexions, circuits électriques, fonctionnement du vérin. Au bout de quatre demi-journées de travaux, chaudes et inconfortables, assistées au téléphone, samedi et dimanche compris, par les fournisseurs NKE et Lecomble & Schmitt, le coupable est identifié en la personne du calculateur qui fera l’objet d’un transfert vers la métropole dès notre arrivée à Pointe-à-Pitre. En conclusion, nos heures de quart, poursuivies au rythme de trois heures chacun, se transforment en heures de barre ininterrompues, de jour comme de nuit jusqu’à l’escale guadeloupéenne.
Pas facile, facile, l'accès au pilote
Le soir de l’arrêt du pilote, en vue d’éviter les ennuis de la navigation vent arrière, nous tentons un dispositif de voilure suggéré par Patrick Eliès -Eglantine- lors de notre rencontre à La Réunion. Nous croisons ainsi solent et gennaker, grand-voile affalée. Le bateau passe sans encombre d’une panne sur l’autre, cap sur cap, et, vaille que vaille, nous entamons à bonne allure notre première nuit de pilotage manuel, la lune accrochée au tangon et la barre de flèche dardée vers le bouclier d’Orion.
La panne de pilote se complique avec l'émergence d'un évènement environnemental étonnant et… déplaisant. A deux ou trois jours de l’équateur et jusqu’à la Guadeloupe -soit un total de 20° de latitude- d’immenses bancs d’algues entravent notre navigation. L’ampleur du phénomène est ahurissante et tout à fait inattendue. Sous forme d’énormes tapis qu’il nous faut contourner, ou d’immenses rubans dorés qu’il faut sectionner, ou encore de touffes semi-immergées, ils ralentissent notre progression, perturbent notre système de barre, nous obligent à des arrêts bout au vent fréquents (et bruyants ce qui ne facilite pas le sommeil !) pour débarrasser les safrans. Il faut dire qu’avec sa quille centrale et ses deux safrans latéraux, Alioth, côté dessous, offre à cette flore envahissante un râteau de tout premier ordre. L’hydro-générateur doit quant à lui être maintenu hors d’eau ce qui affecte notre production électrique et, sanction suprême, Luc, sauf à encombrer ses lignes de quantité de salades exotiques, doit suspendre la pêche, privant l’équipage de la dorade coryphène tant convoitée.
Pas une petite affaire l'algue jaune !
A ceci s’ajoutent, loi inévitable des longs parcours, quelques casses et pannes qui apportent leur lot de petits tracas à la vie quotidienne. La rupture du point d’amure du gennaker le 2 mai au soir n’est pas la moindre et avec notre belle voile d’avant c’est un nœud à un nœud et demi de moyenne qui part en drapeau.
Nous nous adaptons à ce rythme un peu exigeant en organisant au mieux nos temps de vie individuels et collectifs. Heureusement les alizés du nord-est de 20 – 25 nœuds s’établissent assez vite et nous poursuivons notre route avec bonne humeur et détermination. Dominique s’est accaparé le record du quart le plus exécrable (grains, vent…) et, outre ses qualités de chef pâtissier, se fait le roi de la boulange. Luc s’est abimé une côte ce qui ne l’empêche pas le 4 mai au matin de jeter une ligne entre deux bancs d’algues, invitant dame coryphène, accompagnée de son collier de petits légumes, à faire enfin son entrée en scène. Quant à moi qui craignais le manque d’exercice physique de ces longues semaines, le stage de remise en forme est bien au-delà de toute espérance. Rien n’étant plus pratique qu’une bonne théorie, je profite par ailleurs de ce temps d’exercice de longue durée pour solliciter de mes coachs régatiers quelques conseils destinés à affiner mon coup de barre.
A la barre, à chacun sa tenue, selon les conditions météo !
Côté pêche et côté cuisine.
Nous n’oublions pas Laurent B. qui devait partager notre route en pensant qu’au moins tous ces petits ennuis lui auront été épargnés…
Le 5 mai nous nous trouvons à la latitude de Sainte-Lucie. Nous aurions aimé virer le cap Moule à Chique, prendre le mouillage d’Ortac et grimper en haut de la falaise où Catherine et Fred ont aménagé un petit paradis. Mais nos calendriers sont malheureusement discordants et la visite se fera à une autre occasion que nous ne manquerons pas de provoquer.
Nos deux dernières journées se feront un peu « rock’n roll » sous spi et sur vagues croisées de vent arrière mais l’arrivée par la pointe des Châteaux est calme et superbe. A notre grand étonnement, nous arrivons à Pointe à Pitre la veille du jour prévu et c’est le 7 mai en fin d’après-midi que nous nous amarrons au ponton visiteurs de la marina de Bas du Fort. Une douche abondamment délicieuse, des ti'punch à volonté, un agréable dîner à terre au restaurant « La route du rhum » précèdent une nuit sans quart ni barre qui nous plonge dans un sommeil profond et réparateur.
Face à l’adversité, il nous faut abandonner l’idée un peu ambitieuse de remonter jusqu’à Cuba pour nous consacrer à nos travaux à Pointe-à-Pitre. Ce sera l’occasion de flâner un peu entre les Saintes et Marie-Galante et de profiter de la proximité de nos cousins Christiane et Arnaud qui habitent Basse-Terre depuis de nombreuses années. Fin mai, notre amie Cécile nous rejoindra et nous entamerons alors notre traversée vers les Açores.
Bon week-end du 8 mai en vous le souhaitant aussi ensoleillé que le nôtre.
PS : nous apprenons à notre arrivée que les algues jaunes qui ont envahi l’Atlantique seraient celles qui, jusqu’alors contenues par le courant de la mer des Sargasses, se sont trouvées dispersées à la suite de l'atténuation de ce dernier. Elles sont de nature pélagique, c'est à dire qu'elles prolifèrent au large. Cette invasion, qui remonterait au-delà de la Floride, est très préoccupante pour tous les territoires concernés. Un sommet des pays Caraïbes a lieu la semaine prochaine en Guadeloupe et ce point est un des tout premiers à l’ordre du jour. François Hollande en sera : voici raison d'être optimiste sur la résolution du problème.
[1] Selon les termes d’Alexandre George Findley dans « Memoir of the Northern Atlantic Ocean » publié au XIXème siècle, véritable encyclopédie des systèmes de vent de l’Atlantique Nord.